LUDOVIC DEBEURME

Epiphania

Exposition du 24 janvier au 7 mars 2020
Vernissage en présence de l’artiste le jeudi 23 janvier à partir de 18 h 30
Dédicace le samedi 25 janvier à partir de 15h

Longtemps, le travail graphique de Ludovic Debeurme est resté aussi onirique et clivant que les films de Buñuel ou de Cocteau. Avec Epiphania, sa trilogie parue chez Casterman, il change la donne, empruntant la forme et le rythme du comics pour traiter de questions clés, environnement, terrorisme, refus de l’autre – sans trahir d’un pouce son œil et sa sensibilité. Formellement, Debeurme est aussi brillant avec l’encre, le crayon, le pinceau, le noir et blanc, la couleur.

Aussi, à partir du 24 janvier, la Galerie Martel vous invite à venir admirer le style unique d’un artiste exceptionnel, dans ses multiples variations. L’épiphanie ? C’est la révélation d’une réalité cachée. Dans Epiphania, il est question de créatures « révélées » par la terre. D’étranges croisements d’humanité et d’animalité, corps de bipède dotés d’ailes de chauve-souris, d’un groin ou d’une queue, de pattes arrières de kangourou ou de bois de chamois. Ces Epiphanians sont là pour protéger la nature des ravages de l’humain. Entre les deux espèces, le clash sera cruel. Ballotés dans la mêlée, des personnages sensibles savent, eux, que la vérité n’est jamais univoque. Comme David, le guitariste barbu et chevelu, père adoptif de Koji, le petit Epiphanian…

Créatures protéiformes, hybridations tous azimuts, métamorphoses, le bestiaire sans pareil de Debeurme est là, et bien là – comme sa fascination pour les rapports de filiation et, il va sans dire, sa virtuosité graphique. Ce qui fait dans son œuvre la spécificité d’Epiphania, c’est d’abord que sa trame a précédé de plusieurs années la gestation de l’œuvre. Car d’ordinaire, abordant un récit, cet auteur se lance. Il invente son propre mouvement en dessinant. C’était déjà vrai avec Céphalus (Cornélius, 2002). Avec Epiphania, ce temps de maturation s’accompagne d’une contrainte formelle. Pour chaque page, une grille de six cases en deux colonnes et leurs sous multiples, jusqu’au plein format. Debeurme est un grand amateur de BD franco-belge et de comics, Jack Kirby en tête. Mais le mix de poésie et d’action peut évoquer le Forest de Barbarella voire le Buzzelli de La révolte des ratés.

« Ici, commente l’auteur, j’ai dû me colleter avec des buildings, des chambres d’enfant et des Kalachnikov. A priori, ce n’est pas ma tasse de thé, même si je regarde beaucoup de séries. » Dans le travail de Ludovic Debeurme, Epiphania est-il une excursion ou une métamorphose? C’est par le sens que l’auteur répond : « L’idée qui conduit Epiphania, c’est l’autolimitation. Il faut trouver en soi la limite aux désirs de la psyché, comme trouver la limite à une économie génératrice de désirs mortifères. Or, qui dit limite dit peau – la barrière plus ou moins poreuse entre l’externe et l’interne. En fin de récit, les Epiphanians sortent de leur peau pour s’ouvrir au monde et muer avec lui. De même, la série de dessins et de peintures que j’ai réalisée pour cette exposition interroge la médiation entre le vu et le caché. Ce n’est pas un hasard si mes travaux récents abordent le thème de l’architecte : mon grand-père exerçait cette profession. Ma mère l’a très peu connu et je ne sais quasi rien de cet homme qui concevait des murs et des fondations, peut-être pour fortifier la peau symbolique qui lui faisait défaut. Une histoire de lien familial en train de se nouer. »

Les planches d’Epiphania présentées à la Galerie Martel sont traitées en noir ou en bichromie, un corail profond déterminant alors le corps des personnages. « J’ai gardé cette bichromie héritée d’Un père vertueux (Cornélius, 2015) pour que les planches aient une vie propre », note l’auteur. Flanquant celles-ci comme une garde fantastique, d’autres originaux reflètent la variété des manières de Debeurme : monochromes réalisés en toute liberté, comme cette suite des Péchés capitaux dont la folie symbolique ne déparerait pas un chapiteau roman. Dessins format raisin et grandes gouaches aux couleurs pop, où reviennent les obsessions de Debeurme – avec le thème de la paternité, créatures mâles berçant leurs nourrissons hybrides, comme David berce Koji, le petit Epiphanian.

Et partout cette rondeur sans mollesse des personnages, que rythment des cartouches et des inscriptions colorées se déployant en enluminures. Il faut rappeler que ces œuvres sont postérieures aux planches d’Epiphania. Ici, chaque médium dicte son expression, ses richesses et ses contraintes que Debeurme a faites siennes depuis longtemps : « Du temps que j’effectuais des illustration à l’huile, je me suis rendu compte de l’immense écart séparant un rough au crayon de sa réalisation définitive. Le crayon rendait possibles des idées dont la légèreté s’alourdissait à l’huile – mais il interdisait aussi de faire intervenir au stade final certaines possibilités. » Cette richesse d’expression est précisément ce que met en scène la présente exposition. Comme le dit Koji à sa compagne Hard Bee, au sortir d’un cachot d’Epiphania : « On ne voit jamais autant de lumière que lorsqu’elle filtre à travers les volets d’une pièce obscure… elle n’est palpable que dans le noir. »

François Landon